Il y a une chose dont on n’aura pas beaucoup entendu parler durant notre interminable psychodrame sur les accommodements religieux. Cette chose-là, c’est la liberté. En effet, peu de gens dans les médias ni parmi les bien-pensants de tout poil, et encore moins chez les politiciens, auront relevé le fait que c’est toujours la liberté, ce socle sur lequel repose la démocratie libérale, qui est la première à être remise en cause lorsque les adeptes des sectes religieuses s’efforcent d’imposer leurs coutumes superstitieuses à la société. Le principal discours qu’on aura entendu chez la plupart des éditorialistes, commentateurs et politiciens racoleurs de votes, pourrait en substance se résumer par un insipide : « Tout le monde y est ben beau, tout le monde y est ben fin, les religions sont toutes ben cool. »
Le problème, c’est que dans le monde réel, les religions sont tout sauf cool. En fait, elles donnent froid dans le dos quand on prend conscience de leurs perpétuels méfaits. D’abord, elles sont toutes, sans exception, fondées sur de pures fables ou rêveries obscures collectées dans ce que les adeptes des croyances superstitieuses appellent des « livres sacrés » : la bible, le coran, la torah et j’en passe car il existe une quantité phénoménale de soi-disant « révélations », dont chacune est censée être plus « divine » que les autres. Puis, une fois déclarés « sacrés » par des « prophètes » ou « messies » autoproclamés, ces mêmes recueils de fables et de rêveries sont censés codifier la vie non seulement des dévots eux-mêmes, mais aussi ‒ et c’est là que le bât blesse ‒ celle de la société dans son ensemble.
C’est comme ça qu’on en arrive à comprendre tout de travers ce qu’est le sacré, un terme qui est d’ailleurs beaucoup trop identifié à la religion. Chez les dévots, on n’a que mépris pour la réalité et pour le tangible qui se perçoit par les sens dont la nature nous a dotés. En un mot, pour un dévot, le sacré ne se situe pas dans la vraie vie, mais plutôt dans le recueil de fables propre à sa religion, et dans des objets et comportements autour desquels tournent les pratiques superstitieuses inspirées par les dogmes surnaturels. Avec pour ultime conséquence que, sur la motte de terre que l’humanité a en partage, on s’entretue encore de nos jours pour l’amour de dieu, on s’égorge aussi, on décapite, on pend, on assassine des gens pour cause de « blasphème » contre des dogmes irrationnels, des préceptes superstitieux ou des recueils de fables. Pour la religion donc, l’être humain, dans sa vie réelle, n’a absolument rien de sacré et il n’a aucune espèce d’importance. C’est pourquoi les religions peuvent se permettre impunément, elles, de blasphémer. Elles le font à chaque jour contre l’être humain, contre sa vie, contre son intelligence.
« Y a pas de danger chez nous, au Québec on est immunisé à jamais contre le despotisme religieux », serez-vous probablement tenté de me dire. Qu’on me permette de ne pas partager autant d’optimisme. D’abord, regardons les faits, ceux de l’histoire et ceux de l’actualité. S’il est une « révélation » que toutes les religions nous auront bel et bien donnée dans l’histoire, c’est qu’elles imposent les plus barbares tyrannies lorsqu’elles sont puissantes et au pouvoir. Pensons, bien sûr, à l’affreusement célèbre Inquisition espagnole. Pensons aussi à l’Arabie Saoudite d’aujourd’hui, où des intellectuels sont décapités pour « blasphème ». Mais quand elles sont en minorité ou affaiblies, les religions ont aussi toutes en commun de se faire « humbles, servantes et tolérantes » : l’Église catholique d’aujourd’hui au Québec, par exemple ; mais jusqu’à il y a quarante ans, l’Église catholique dominait notre société et son visage était bien moins jovial que celui qu’elle affiche aujourd’hui.
Ensuite, regardons ce qui se passe dans les autres démocraties libérales. Il y a deux ans en Allemagne, l’opéra Idoménée, de Mozart, a failli être annulé parce que des islamistes s’étaient effarouchés du fait que Mahomet y était représenté. Ce ne fut que grâce à des mesures de sécurité renforcées que la représentation put finalement avoir lieu. À peu près à la même période à Genève, les représentations de la pièce Mahomet, ou le tombeau du fanatisme, de Voltaire, ont quant à elles été annulées, suites aux pressions de l’intégriste souriant Tariq Ramadan et de ses sbires. Oui, carrément annulée, et à Genève par-dessus le marché, la ville même où Voltaire avait élu domicile pour fuir la persécution. En Hollande, tout le monde se souvient de Theo Van Gogh, assassiné en 2004 pour avoir produit un film perçu comme un « blasphème » par les fanatiques islamistes. Aux États-Unis, les deux mandats du chrétien fondamentaliste George W. Bush auront résulté en une prise du pouvoir par la superstition, le mensonge, la corruption et la bêtise, et aussi par le lancement d’une offensive à grand déploiement contre la pensée rationnelle et scientifique, notamment à l’école. Il faudra longtemps aux États-Unis pour se remettre des dégâts causés par ces huit années de crétinisme présidentiel.
Donc, qu’on ne vienne pas prétendre que la liberté d’expression dans nos démocraties libérales serait acquise une fois pour toutes. De fait, elle s’érode constamment sous les pressions, insidieuses ou carrément violentes, des fous de dieu de tout acabit. À preuve, j’aimerais bien voir ce qui se passerait, ici même à Montréal, si une troupe de théâtre avait la témérité de jouer la pièce de Voltaire que je viens de mentionner. On peut sans trop exagérer présumer que la troupe en question aurait intérêt à jouer dans un bunker protégé par des soldats armés jusqu’aux dents, et que les acteurs feraient mieux de jouer masqués afin qu’on ne puisse jamais les reconnaître. En plus, on pourrait s’attendre à ce que nombre de bien-pensants s’offusquent d’une telle témérité, qu’ils crieraient à la « provocation inutile ». Comme si, dans une société démocratique, c’était de la « provocation » que de jouer une pièce de théâtre de l’un des plus grands écrivains de tous les temps.
Pourtant, dans un vrai régime de démocratie libérale, la solution serait bien simple : vous êtes membre d’une secte religieuse et vous n’êtes pas content que soit jouée une œuvre critiquant vos fables ? Vous n’avez qu’à monter une autre pièce de théâtre dont le thème serait que les athées sont tous des cons. Et soyez certain que vous ne subirez aucune pression ni ne recevrez aucune menace des athées pour vous en empêcher. Une société vraiment libre, c’est ça, tout simplement. Et ça s’appelle la laïcité, qui est le droit pour chacun de croire à ce qu’il veut ou de ne pas croire, dans une société où la religion relève strictement de la sphère privée et où l’État est strictement neutre en matière de croyances irrationnelles.
Mais pour que ce puisse réellement être « ça, tout simplement », il faut que notre démocratie libérale se tienne debout devant les empiétements liberticides que la déraison religieuse tente de lui imposer. De ça aussi, donc, il faudrait bien qu’on commence à en parler…