« Une recherche valide doit se donner pour finalité la reconquête d’une totalité et elle ne peut dès lors que se déployer dans un espace multidisciplinaire. » Ces paroles furent prononcées en 2000 par Marc Angenot, à l’occasion du lancement simultané de trois (!) ouvrages de sa plume. Huit années ont passé depuis, pendant lesquelles, pour notre plus grand bonheur, ce grand intellectuel de chez nous a enrichi son oeuvre de douze (!) nouveaux titres. Le dernier, Dialogues de sourds, constitue à tous égards une grande réussite. Marc Angenot vient de produire son chef-d’oeuvre.
Partant du constat que nous discutons, raisonnons, argumentons sans cesse, mais persuadons très rarement (qui, dans quelque débat que ce soit, est vraiment disposé à changer d’avis ?), l’auteur nous montre que, depuis les Grecs jusqu’à aujourd’hui, la plupart des débats sont des dialogues de sourds, chaque partie campant sur ses positions, convaincue non seulement d’avoir raison mais d’être la seule à bien raisonner. C’est toujours l’adversaire qui est irrationnel, l’autre qui use de sophismes, l’autre qui délire ! Angenot analyse en profondeur les motifs et prétextes de ces blocages, les formes de raisonnement en usage dans les différentes familles d’esprit (raisonnements abductifs, probabilistes, contrefactuels, analogiques, etc.) et se livre à un inventaire très fouillé des disputes intellectuelles qui ont marqué l’histoire des idées depuis Platon et Protagoras. Plusieurs nous paraissent aujourd’hui tout à fait risibles ou absurdes, qui naguère soulevaient les passions et mobilisaient des régiments de penseurs. Je retiens, parmi plusieurs autres, le cas du mur d’incompréhension qui sépare de nos jours les « rationalistes transcendantaux et les relativistes ». Les premiers, écrit Angenot, « ne cachent pas qu’ils considèrent leurs collègues-ennemis comme des crétins et des faiseurs. La réciproque est vraie ». Pas besoin de lire entre les lignes pour comprendre que s’il devait choisir son camp, Marc Angenot ne joindrait pas celui des post-modernistes !
Captivant de la première à la dernière page, Dialogues de sourds devient absolument passionnant au troisième chapitre, où l’auteur présente les quatre grands types de logiques argumentatives qu’il a relevés dans ses « études de la pensée politique et sociale des deux derniers siècles ». « Ces types, écrit-il, forment des idiosyncrasies argumentatives qui ont été accompagnées et sont encore accompagnées du sentiment, non moins attesté « au dehors », qu’on se trouve en face de manières de penser spécieuses, « illogiques », menant à des conclusions tronquées ou absurdes et qui ne sont susceptibles que de prêcher à des convaincus. » Il s’agit de la rhétorique réactionnaire, de la logique immanentiste, de la pensée conspirationniste et de la logique utopiste-gnostique.
L’espace me manque pour les résumer toutes, je dirai un mot seulement de la logique immanentiste, typique de la pensée libérale, sans lui être exclusive. Cette logique « exclut et dévalue toute tension raisonnante entre l’empirique et les possibles, entre le factuel et le contrefactuel. Elle ne se reconnaît du même coup qu’un pouvoir prédictif faible et se méfie immensément des grands raisonnements prophétiques et holistes. » Angenot cite Raymond Aron : « Ce n’est jamais la lutte entre le bien et le mal, c’est le préférable contre le détestable. »
Nous le savons bien : les assoiffés d’absolu récusent la pensée libérale. Alors je pose la question : un libéral doctrinaire est-il toujours un libéral ? Je suis tenté de répondre en citant Angenot, qui nulle part dans son livre ne propose de remède aux maux qu’il diagnostique, mais qui, dans sa conclusion, entrouvre une porte que je m’empresse de franchir après lui : « Je vois un mérite inhérent, à ce que Hans Albert appelle la pensée critique qui est simplement une pensée, non pas prétendue capable de se fonder elle-même, non pas de se trouver un point d’appui hors du monde, mais une pensée capable de se mettre en cause elle-même et, en ce sens, ayant renoncé au définitif, capable de progresser. » Cette pensée susceptible de progrès, je ne la crois pas incompatible avec les grands principes du libéralisme.
Je ne saurais trop insister sur le fait que cet ouvrage d’une tenue intellectuelle irréprochable, est aussi, par la qualité de son écriture, une œuvre d’art. Je ne citerai qu’une phrase en exemple. La justesse du propos et la limpidité du style s’y conjuguent à merveille : « L’idée de vérité objective est immanente à l’activité mentale parce que nous savons qu’il nous est arrivé de nous tromper et qu’il nous est arrivé d’apprendre. »
N’hésitez pas : courez chez votre libraire.