Gilles Duceppe déclarait récemment que c’est la nation québécoise qui s’est prononcée le 14 octobre en élisant 50 députés du Bloc. Aucun commentateur n’a jugé bon jusqu’à maintenant de relever l’énormité des prétentions de M. Duceppe. Alain Dubuc grattait les bords de la plaie dans sa chronique du 26 octobre, mais ne mettait pas le doigt sur le bobo. Je serai donc le premier à le faire.
Les libéraux faisaient élire au Québec, sous Trudeau, 74 députés sur 75. Était-ce alors la nation qui se prononçait pour la vision trudeauiste du fédéralisme ? Qui soutiendrait une thèse aussi absurde ? Seul un dictateur peut prétendre agir au nom de la nation. En démocratie, celui qui obtient plus de votes que ses adversaires, voire une majorité absolue des suffrages (50 % plus un), possède toute la légitimité nécessaire pour exercer le pouvoir, voter des lois, voire déclarer la guerre. Son pouvoir ne va pas plus loin.
La nation ne parlait pas par la bouche de Trudeau, elle ne parlait par celle de Duplessis, de Lesage, de Bourassa ou de Lévesque. Au temps de sa plus grande popularité, le parti de René Lévesque n’a jamais obtenu plus de 49 % des suffrages populaires (41,4 % en 76). Bourassa avait fait beaucoup mieux en 85, avec 56 %. Pourtant, ni Lévesque ni Bourassa ne prétendaient gouverner au nom de la nation. M. Duceppe ne dispose au Parlement que d’un légitime et modeste pouvoir de nuisance ; Trudeau, fort de son écrasante majorité, a exercé légitimement le pouvoir. Au moment de la Crise d’octobre, une majorité de la population (je ne dis pas de la nation) approuvait les mesures de guerre. Il demeure que Trudeau n’avait pas, que Duceppe n’a pas le soutien de la nation.
Le cas de Trudeau est dramatique, celui de Duceppe est hilarant. Rappelons à ce dernier, pour le ramener à la plate réalité, que 62 % des électeurs n’ont pas voté pour lui. Ce qui ne me fera pourtant pas dire que la nation québécoise s’oppose à M. Duceppe. La nation ne s’est prononcée le 14 octobre ni pour ni contre le Bloc. À moins de prétendre, version Duceppe, que seuls font partie de la nation ceux qui ont voté pour lui, ou au contraire, version de ses adversaires, que seuls en font partie ceux qui n’ont pas voté pour lui. Les deux thèses sont aussi farfelues l’une que l’autre.
Les Canadiens français formaient jadis une nation dispersée. Les Québécois forment aujourd’hui une nation divisée. Tant mieux ! « Une Nation divisée est une Nation saine », écrivait je ne me souviens plus quel philosophe des Lumières. Non, il ne s’agit ni de Lionel Groulx ni de Pierre Falardeau, qui sont des polygraphes obscurantistes.
L’ouvrière d’origine tunisienne qui ne va pas voter, le prof d’université né à Turin qui vote NPD, le chauffeur de taxi né à Port-au-Prince qui vote pour le Bloc, la vieille Mrs Smith, de Pierrefonds, qui vote libéral, Euclide Vézina de St-Georges-de-Beauce qui vote conservateur, et puis les Tremblay, les Gagnon, les O’Neil, les Chartrand, les Roberge, les Arsenault, les Cloutier, les Turcotte, qui votent pour qui ils veulent, font tous partie de la nation québécoise. Il y en a que ça dérange. Que, par exemple, les Québécois juifs du West Island votent en grande majorité pour le parti libéral, il n’y a rien là de scandaleux. Dans certains villages, 80 % de la population vote pour le Bloc.
Oui, il est permis de constater l’existence de ce que Parizeau appelait maladroitement des « votes ethniques ». Mais le grossier personnage qui revendique le droit de les analyser est un hypocrite. Ce qu’il appelle de toutes ses injures, c’est à un « vote ethnique » de plus, celui des Québécois « de souche », le seul qui à ses yeux ne serait pas condamnable. L’énergumène n’a pas fini de vomir sa bile.
La nation ne s’est pas prononcée le 14 octobre. Les citoyens l’ont fait. Du moins un certain pourcentage d’entre eux. Moins de 60 % si je ne m’abuse. Le droit au silence est un droit fondamental. La nation est aussi composée de gens qui préfèrent se tenir à l’écart. Que les crypto-fascistes se le tiennent pour dit !